Liban : Les masses continuent à affronter des décennies de division et de domination

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Alors que presque un an s’est écoulé depuis l’explosion dévastatrice au port de Beyrouth, les familles des victimes ont réalisé un événement symbolique avec des cercueils vides le 13 juillet à la maison du ministre de l’Intérieur intérimaire, Mohammed Fahmi. La rage des manifestants a rapidement conduit à des violences et le bâtiment a été saccagé. Selon les familles, Fahmi fait obstruction à toute enquête sur l’explosion en rejetant la demande du juge chargé de l’enquête sur l’explosion d’interroger l’un des plus hauts généraux libanais, le chef de la Sécurité générale, le général Abbas Ibrahim. Le prédécesseur du juge actuel a été démis de ses fonctions après avoir accusé deux anciens ministres de négligence ayant conduit à l’explosion. Pendant que les dirigeants libanais se protègent sous l’immunité, ils ne réussissent pas à diriger le pays. Le Premier ministre désigné, Saad Hariri, a démissionné le 15 juillet après neuf mois de négociations échouées, notamment avec le président Michel Aoun. Alors que le pays s’enfonce de plus en plus dans l’une des pires crises économiques de l’histoire, le gouvernement ne fait rien et préfère se disputer en interne pour déterminer qui aura le plus de pouvoir. Depuis octobre 2019, les masses du Liban, quelle que soit leur religion, se sont rassemblées régulièrement dans les grandes villes du pays, pour manifester contre ce système politique pourri qui les divise selon leur communauté. Il a été mis en place par des dirigeants confessionnels sous la colonisation française, avant l’indépendance en 1944. Encore aujourd’hui, c’est le même système du « Pacte national libanais » qui permet aux puissances étrangères de protéger leurs intérêts dans le pays. Alors qu’en France, les politiciens bourgeois s’opposent à la menace supposée du « communautarisme », le colonialisme français a empêché le Liban de résoudre ses problèmes en renforçant les liens entre la religion et la politique, et en mettant en place un système qui divise le peuple en trois communautés principales. Les sept décennies qui ont suivi ont connu des vagues de crises politiques de plus en plus graves, qui ont mené à la situation du Liban aujourd’hui : chômage et inflation énormes, pauvreté, effondrement de la monnaie, pénuries de médicaments, d’essence et de matériaux de construction, marché noir en plein essor, grands problèmes de contrebande, sans oublier la gigantesque explosion de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020.

La France tend le piège

Comme dans toutes ses ex-colonies, la France a saboté la situation politique du Liban avant de lui laisser son indépendance formelle. En 1943, la France a mis en place un système parlementaire qui répartissait les sièges du parlement selon un recensement controversé, qui datait de plus de 10 ans. Pour cinq sièges détenus par des musulmans, six sièges seraient détenus par des chrétiens. En plus, le président, doté d’importants pouvoirs, serait toujours un chrétien maronite, le Premier ministre, un musulman sunnite et le président de la Chambre des députés, un musulman chiite. Cet arrangement difficile a plus ou moins fonctionné jusqu’en 1975, malgré de nombreuses tensions et la crise politique de 1958, résolues par une intervention militaire étasunienne à Beyrouth. Sous ce régime, le capital français a réussi à avoir une présence importante au Liban, y compris dans des secteurs clés comme l’énergie et les télécommunications. Le Liban a une position clé en Asie de l’Ouest, situé sur la côte est de la Méditerranée, au sud-ouest de la Syrie, au nord d’Israël et proche de la Turquie. Cette situation géopolitique fait du Liban une cible des impérialistes du monde entier. Pendant la « guerre froide », l’impérialisme étasunien, le social-impérialisme soviétique et les puissances régionales ont cherché à exploiter la situation politique instable du Liban, afin d’établir et de consolider leur contrôle indirect sur ce territoire.

Après l’expulsion de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de la Jordanie en 1970, les militants palestiniens se sont installés principalement dans le sud du Liban. Leur arrivée a rompu le fragile équilibre politique du pays. Le Liban était un des pays qui ont accueilli le plus d’exilés palestiniens, qui représentaient plus de 10 % de la population dans les années 1970. L’arrivée de l’OLP a créé un véritable État dans l’État, qui lançait des opérations militaires en Israël depuis le sud du Liban. Les impérialistes étasuniens se sont rendu compte que l’ancrage du mouvement palestinien au Liban risquait de faire pencher la politique en faveur des forces laïques, panarabistes et communistes pro-soviétiques du pays, au détriment des partis chrétiens maronites pro-occidentaux, qui détenaient l’avantage dans le système politique. En 1975, les États-Unis venaient de perdre leur longue guerre contre le peuple vietnamien, ils ne pouvaient pas se permettre de perdre leurs tentacules parasitaires au Liban. Comme d’habitude, les Yankees ont mobilisé leur chien de garde en Asie de l’Ouest : Israël, qui avait tout intérêt à intervenir au Liban, contre les bases de l’OLP. La stratégie d’Israël était d’exploiter les tensions religieuses croissantes, principalement entre les maronites d’un côté et les Libanais musulmans et les Palestiniens de l’autre. Après une explosion de violences religieuses en avril 1975, les tensions ont rapidement embrasé tout le pays, ce qui a déclenché la guerre civile. Les forces maronites ont reçu dès 1976 un soutien matériel indispensable de la part d’Israël, et même après la guerre civile, des milices maronites ont continué de combattre en alliance directe avec Israël. Ces milices se sont unies dans le Front libanais, une alliance principalement chrétienne dominée par des courants politiques fascistes. Elle s’opposait à l’OLP et à l’alliance du Mouvement national libanais (MNL). Le MNL représentait largement des sunnites unis par une politique panarabiste de gauche en soutien aux palestiniens. Le MNL et l’OLP étaient alliés, mais dans les 15 ans de guerre civile qui ont suivi, les deux organisations ont souffert de pertes importantes à cause des interventions syrienne et israélienne. En 1982, l’invasion israélienne force l’OLP à déménager à nouveau, cette fois à Tunis. Cependant, une nouvelle force politique armée, qui représentait les chiites, émergea pendant la guerre civile avec le soutien de l’Iran : le Hezbollah.

Vers la fin de 1989, l’accord de Taëf est signé et ratifié, ce qui met fin à une guerre qui a coûté jusqu’à 150 000 vies. Le Hezbollah refuse de rendre les armes, et continue à lutter contre l’occupation israélienne, qu’il force à se retirer 11 ans plus tard. L’occupation syrienne, elle, a continué jusqu’à la « Révolution du cèdre » en 2005. Sous le nouvel accord, le système politique communautaire du Pacte national libanais a été modifié pour être plus équilibré entre les factions maronites, sunnites et chiites, mais le principe de la division religieuse est maintenu, avec les mêmes problèmes, dans une société encore plus fractionnée par l’expérience sanglante de la guerre civile. Le gouvernement était censé organiser la transition vers un système laïque, mais au contraire, le système confessionnel a continué à diviser les Libanais.

Le poids du passé

L’État du Liban est encore plus dysfonctionnel que la plupart des États bourgeois, parce qu’il ne fonctionne pas comme un ensemble. Il sert surtout à monter les Libanais les uns contre les autres pour servir les intérêts des impérialistes dans la région, et à enrichir les capitalistes bureaucrates qui gèrent le pays pour les puissances étrangères. Les capitalistes bureaucrates sont représentés par les factions religieuses du gouvernement, et chaque faction contrôle des ministères différents qui lui sont attribués, comme la justice ou la santé. Tous ces ministères font partie d’un seul État, mais ils sont utilisés pour servir les chefs de leurs communautés et enrichir les capitalistes bureaucrates. L’État libanais n’a pas de fonctionnement cohérent, c’est plus un appareil de corruption et de népotisme communautaire et systémique.

L’économie du Liban est un reflet de l’affreuse situation politique. Les événements récents ont montré que toute l’économie du pays était basée sur un schéma de Ponzi. La banque centrale maintenait un taux d’intérêt élevé et les diverses banques libanaises, souvent liées à des politiciens communautaires, proposaient aux investisseurs étrangers des taux d’intérêt encore plus élevés. L’État et l’économie en général dépendaient de cette source de dollars étasuniens parce que le secteur tertiaire représente presque toute l’économie. Il n’est pas possible pour un pays soumis à l’impérialisme de nourrir et de loger sa population avec une économie basée presque entièrement sur des services et qui exporte très peu. Le gouvernement a donc mis en place un système avec lequel les importations sont en fait payées par les dollars des investissements étrangers. Pour rembourser les investisseurs, et leur garantir un taux d’intérêt élevé, le gouvernement attirait encore plus d’investisseurs, et utilisait leur capital pour rembourser les premiers investisseurs. Pour maintenir ce système, le secteur bancaire devait attirer toujours plus d’investissements, ce qui se compliquait avec la guerre en Syrie et la démission du Premier ministre en 2017. La guerre en Syrie depuis 2011 et surtout la première démission inattendue du 4 novembre 2017 du Premier ministre libanais Saad Hariri en Arabie saoudite (annulé à son retour au Liban) ont effrayé les investisseurs étrangers craignant l’instabilité politique. La dette du gouvernement et des banques a donc commencé à monter rapidement et en 2019, les banques sont tombées à court d’argent et ont limité les retraits. Pour ne rien arranger, le tourisme au Liban, réputé pour sa vie nocturne qui attirait des touristes du monde entier, a été détruit par la pandémie du COVID-19.

Rien à perdre, tout à gagner

Afin de réduire la dette pour accéder à des prêts, le gouvernement avait décidé de mettre en place un programme d’austérité et de nouvelles taxes sur le pétrole, le tabac et l’utilisation d’applications d’appels et de messagerie comme WhatsApp. Ces taxes, qui frappent le plus durement les pauvres et les travailleurs ont suscité une réaction sans précédent des masses libanaises. En octobre 2019, des Libanais de toutes les communautés ont commencé à manifester ensemble contre cet État incapable de leur rendre service, ou même d’agir contre les incendies de forêt, dévastateurs cette année-là. C’était inédit, dans un pays où les membres d’une communauté ne mettent jamais les pieds dans le village ou le quartier d’une autre communauté. À ce moment-là, la base sociale du système communautaire s’est effondrée, face à la lutte de toutes les masses libanaises contre ce système qui les opprime tous. L’explosion du 4 août 2020 a renforcé la solidarité du peuple, qui a vu que le gouvernement ne faisait rien pour aider les gens touchés par cette catastrophe. Les Libanais de toutes les religions se sont organisés ensemble pour aider les victimes et nettoyer les dégâts. Pendant ce temps, le gouvernement, qui était au courant de la présence de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port, n’a rien fait. Les impérialismes concurrents ont encouragé la création de cet État parasitaire, dans leurs efforts agressifs pour le faire passer sous leur influence, mais il est devenu évident pour le prolétariat libanais que cet État ne lui sert à rien. Il y a déjà environ 12 millions de Libanais qui vivent à l’étranger, alors qu’il n’y a que millions d’habitants dans le pays, mais pour ceux qui restent, il est clairement nécessaire de lutter contre ce système corrompu. L’effondrement de la livre libanaise a beaucoup réduit les salaires, alors que les prix des produits importés montent sans cesse, le prix de la nourriture a plus ou moins triplé et le prix de la viande a quadruplé. Le gouvernement continue de subventionner des produits essentiels, mais la Banque mondiale et le Fonds monétaire international demandent qu’il mette fin aux subventions pour lui accorder des prêts. De plus, beaucoup de produits subventionnés sont sortis clandestinement du pays pour les vendre plus cher en Syrie. Le pays entier glisse rapidement vers la pauvreté, pendant que les familles des chefs politiques historiques continuent à faire la fête dans leurs yachts.

L’impérialisme français exploite la crise

Emmanuel Macron était le premier dirigeant étranger à visiter le pays, peu après l’explosion du 4 août. Il est revenu en septembre 2020 pour proposer une feuille de route au gouvernement, comme si le Liban était toujours une colonie française. En échange d’une aide internationale, le plan français incluait la mise en place d’un gouvernement de technocrates dans les 15 jours, des élections dans un avenir proche, et la réforme du secteur dysfonctionnel de l’électricité. Le gouvernement, lui, n’a toujours pas réussi à organiser un gouvernement d’intérim pour gérer la crise, les politiciens libanais ont préféré se concentrer sur leurs rivalités internes pour prendre l’avantage sur les autres factions du gouvernement. Cet échec a été une grande déception pour l’impérialisme français, qui espérait intervenir dans la crise afin de devenir dominant dans ce pays, divisé surtout entre intérêts de l’Arabie saoudite et l’Iran. Afin d’obtenir ce qu’il veut, la France menace maintenant le gouvernement avec des sanctions pour ne pas être parvenu à un accord permettant d’avancer selon le plan français. En même temps, la France et les États-Unis font de leur mieux pour soutenir l’armée libanaise, qui peut à peine nourrir ses soldats. Les États-Unis porteront leur financement pour l’armée libanaise de 15 millions de dollars l’année passée à 120 millions. Les impérialistes empêchent l’armée de se ruiner parce que l’armée maintient l’État. Si l’État tombe, le Hezbollah, ennemi des États-Unis, deviendrait la force dominante sur le territoire. Le plan français représente la voie idéale pour l’impérialisme : préserver l’essentiel du système politique courant, mais en le transformant en appareil technocratique bien obéissant. Pendant que la droite du mouvement populaire affiche son soutien au plan français, la majorité sait que rien ne changera sans un nouveau système politique qui porte les intérêts du peuple. Pour y parvenir, le peuple libanais devra faire face aux impérialistes qui veulent exploiter toujours plus la situation pour leur propre avantage géopolitique et économique.

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