Élections : la règle du Jeu

« Mais j’arrête quand je veux ! »

On connaît bien ces mots dans la bouche de fumeurs, d’alcooliques. Les personnes sujettes à une dépendance pensent toujours au début être maitresses de la situation, mais une fois dans l’engrenage, on est obligé se rendre à l’évidence si l’on veut guérir. On le sait, les jeux d’argent sont hautement addictifs, et comme tous jeux d’argent, celui de la farce électorale bourgeoise n’est pas en reste.

Il y a évidemment les candidats de la France Insoumise et du Parti « Communiste », qui prétendent honnêtement vouloir réformer la société capitaliste. Ils ne veulent pas y mettre fin, mais la rendre plus vivable ou « humaine ». Au-delà, on voit une poignée de petits candidats parlant, comme nous, de révolution. Ils font en général des scores extrêmement bas et disent vouloir faire entendre la voix des travailleurs. Ils se présentent non pour se faire élire, mais pour faire connaître leurs idées. C’est un choix tactique visant à mettre en avant la classe ouvrière et ses luttes et, surtout, à renforcer les organisations dans le but de construire un nouveau parti d’avant-garde.

A priori, la démarche est noble, tout ce qu’il y a de plus marxiste. Cette tactique rusée semble à première vue une raison honorable pour jouer à ce jeu perdu d’avance. À la dernière fête de Lutte Ouvrière, Jean Pierre Mercier allait même jusqu’à se féliciter du nombre de ces candidatures : « face à la multiplicité des candidatures d’extrême droite et pro-patronales, tant mieux s’il y a plus de temps de parole pour leur répondre ». Preuve qu’il ne s’agît pas ici de remporter l’élection, mais bien de faire connaître ces organisations.

Pour démontrer le bienfondé de cette stratégie, le militant trotskiste cite doctement Lénine qui justifiait, paraît-il, la participation aux élections. D’accord, mais avant même d’interroger la pertinence de cette stratégie, demandons-nous ce que disait vraiment Lénine. En général, pour appuyer cette théorie, on fait référence à deux textes « contre le boycottage » de 1907 et « La maladie infantile du communisme » de 1920.

Mais que dit réellement Lénine dans ces textes, et est-ce les seuls qu’il a écrits à ce sujet ? Un an déjà avant « contre le boycottage » on trouve en 1906 un texte intitulé « pour le boycottage ». Lénine était-il donc fou ? Avant de continuer, expliquons la situation de la Russie à cette époque. Suite aux puissants mouvements de masses qui avaient secoué le régime tsariste en 1905, le Tsar promit de convoquer un parlement, pour tenter de calmer les révolutionnaires et faire mine d’accepter les revendications démocratiques du peuple. Appelée la Douma, cette « institution représentative » est réunie par le ministre de l’Intérieur Alexandre Boulyguine en aout 1905.

En 1906, dans le tout premier numéro l’organe central du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, Prolétari, Lénine déclare :

« Dans la question du boycottage, la différence essentielle entre la social-démocratie révolutionnaire et la social-démocratie opportuniste est la suivante. Les opportunistes se bornent à appliquer à tous les cas une commune mesure empruntée à une période particulière du socialisme allemand2. Nous devons utiliser les institutions représentatives ; la Douma étant une institution de ce genre, le boycottage serait de l’anarchisme ; il faut aller à la Douma. Voilà à quel syllogisme enfantin se réduisent tous les raisonnements de nos menchéviks […]

   Les social-démocrates révolutionnaires, eux, font porter le centre de gravité de la question sur un examen attentif d’une situation politique donnée. On ne peut embrasser tous les objectifs de l’époque révolutionnaire russe en copiant les modèles allemands, choisis d’une manière tendancieuse dans une période récente, et en négligeant les leçons des années 1847-1848. On ne peut rien comprendre à la marche de notre révolution, si l’on se borne à opposer purement et simplement le boycottage “anarchiste” à la participation aux élections, préconisée par les social-démocrates. Mettez-vous donc à l’étude de l’histoire de la révolution russe, messieurs.

   Cette histoire a prouvé que le boycottage de la Douma de Boulyguine était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements. Quiconque l’oublie, quiconque traite du boycottage en passant sous silence les enseignements de la Douma de Boulyguine (comme le font toujours les menchéviks), se délivre un certificat d’indigence attestant qu’il ne sait pas expliquer, ni apprécier, une des époques les plus importantes et les plus riches en événements, de la révolution russe. La tactique du boycottage envers la Douma de Boulyguine tenait un compte exact et du moral du prolétariat révolutionnaire, et des particularités objectives de l’heure qui allaient provoquer fatalement une explosion générale. »

Cette citation nous donne une description bien plus claire que les arguments dogmatiques que l’on peut nous opposer. Non seulement les bolcheviks pratiquaient le boycott, mais avant toute chose il s’agît d’un mot d’ordre tactique issu de l’analyse concrète d’une situation concrète et non d’une position de principe abstraite.

La question que nous devons nous poser est donc la suivante : quelle tactique est la plus efficace aujourd’hui ? La tactique de la participation aux élections est-elle payante pour les organisations « révolutionnaires » qui la mettent en place ?

Pour recruter des militants, une campagne électorale porte toujours des fruits. Mais ça n’est pas l’objectif officiel. La volonté de « faire entendre la voix des travailleurs », de mettre à mal l’hégémonie médiatique de la droite réactionnaire est-elle remplie quand ces listes finissent systématiquement à quelques dixièmes de pour cent ? Ce n’est pas vraiment ce que la tendance semble dire.

Car en réalité, cette tactique sert avant tout à renforcer un appareil, théoriquement dans une optique de construction d’une « avant-garde ». Cela n’est pas déshonorant dans l’absolu. Mais pour que cela ait un intérêt pour la classe ouvrière, il faudrait que cette organisation existe pour autre chose que pour elle-même. Elle devrait exister pour servir le peuple et la révolution, et pas la « représenter » dans le paysage politique bourgeois.

Car c’est en effet le prix de s’adonner à ce jeu. À l’époque qui est la nôtre, il y a assez peu à tirer pour une organisation révolutionnaire de participer aux élections en dehors d’un renforcement marginal autour de l’attention médiatique que cela peut apporter. Même ce renforcement a un prix, et à notre époque c’est celui de la crédibilité même du concept de révolution.

Nous ne sommes pas dans un pays où nous connaissons nos premières élections, encore moins à l’époque des très larges formations politiques révolutionnaires qui trouvaient dans les élections une preuve de leur crédibilité massive. Nous sommes dans une époque, et dans un régime républicain, où les élections ont très largement perdu de leur crédibilité démocratique aux yeux des masses. Nous sommes dans un pays où les dernières élections ont vu un taux de 66 % d’abstention et où aucun scrutin depuis les présidentielles de 2017 n’a vu une majorité d’électeurs participer. En France, c’est 25 % des salariés et des chômeurs et 25 % des non-diplômés qui se sont abstenus au premier tour en 2017, et 21 % de ceux considérés comme ouvriers par l’INSEE. Ce sont des milliers de travailleurs émigrés étrangers ou exilés « sans papier » qui sont privés du droit de vote sur la terre où ils travaillent. Ce sont des millions qui vont enfin se rendre aux urnes par dépit voter pour « le moins pire », car ils ne croient plus rien pouvoir tirer des élections.

On ne peut pas voir dans une abstention aussi massive la seule fainéantise. En réalité, c’est bien une manifestation de la conscience de classe que de refuser de participer à une farce électorale que l’on sait vaine. C’est un sentiment légitime de révolte que la bourgeoisie cherche à réprimer à tout prix. On le voit avec les appels idéologiques à « renforcer le sentiment de citoyenneté » et à faire voter par tous les moyens. Elle sait que la crédibilité de son pouvoir est issue des élections.

Quelle doit donc être la voie pour les révolutionnaires face aux élections ?

Celle de la « candidature révolutionnaire » consiste à se rendre aux élections pour y faire supposément entendre la voix de la classe ouvrière. Dans le même temps, on démontre que l’on n’est pas suivi par celle-ci et massivement rejeté dans les urnes. C’est mettre la charrue avant les bœufs. C’est ne pas prêter attention à l’opinion des masses qui rejettent en masse les élections. C’est enfin faire passer le message que l’on accepte la règle du jeu. Que l’on se soumet par « pragmatisme » au rituel symbolique de l’élection républicaine à l’heure où celui-ci est rejeté en masse. Comble de l’absurdité, l’on s’y soumet en admettant connaître son inutilité. On joue à un jeu où l’on se sait perdant, et on y retourne à chaque fois pour perdre à nouveau par « tactique ». Tout ça jusqu’à ne plus savoir faire que cela, jusqu’à ce que le mot « révolution » ne soit plus qu’un slogan creux ne correspondant à aucune tactique concrète. Bien trop nombreux sont les cas de partis « révolutionnaires » s’étant tournés vers le réformisme notamment par la voie de l’opportunisme électoral.

La voie de la ligne de masse, qui s’inscrit dans une stratégie authentiquement révolutionnaire, prend fait et cause pour le rejet massif de la farce électorale par les masses. Elle choisit de se placer à l’avant-garde de cette contestation du pouvoir, en rejetant pleinement les élections grâce à la tactique du boycott.

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